Matilde Dos-Santos
Critique d'art
Commissaire
2016
L’avantage pour moi de vivre sur une île est que la mer n’est jamais bien loin. De la véranda de l’atelier-maison de Ricardo Ozier-Lafontaine on la voit et je me dis que cette présence doit se retrouver dans son œuvre d’une façon ou d’une autre. C’est peut-être pour cela que ses dernières séries évoquent pour moi la mer, avec de (pré)formes qui me font penser à des protozoaires dans une sorte de soupe originale ou à du phyto plancton dans l’océan actuel. L’inspiration me semble autant liquide que cellulaire. Ricardo les a nommées Topographies de l’en-dedans. Mer intérieure donc.
Ce sont des toiles d’assez grand format où l’artiste part de dessins quasiment automatiques afin de permettre « à l’intime » comme il dit, de se manifester. De ces toiles très chargées l’artiste prélève quelques extraits qu’il appelle Topographie du dehors et des personnages constitués de formes articulées, les Zigidis et Zigidaws, de taille humaine, qui s’imposent comme des figures totémiques, tout cela dans un noir et blanc très dramatique ponctué par un petit point rouge.
Ricardo débute toujours par des dessins sur papier, puis il passe sur la toile. Il travaille alors à plat, en tournant autour de la toile, parfois sans pouvoir voir l’œuvre en son entièreté. Puis, à un moment donné il mettra débout la toile, et la finalisera en prenant un recul que le travail à plat ne lui permettait pas. . Le petit point rouge signe la fin. A la fois spontanée et très construite, l’œuvre n’est pas du tout hiérarchisée. L’œuvre est autant spontanée (basée sur le dessin « libre » presque automatique), que construite (l’œuvre sur toile est précédée et préparée par des dessins sur papier) . Le regard pouvant se poser sur n’importe quel point de la toile, les relations entre les éléments semblant être toutes de même niveau. Par moments, du fait de l’hyper densité formelle, la perception est saturée, et il en résulte presque un effet cinétique. Parfois une sensation rythmique s’impose, mais aucune lecture ne semble commander la réception.
Sur la toile finie les formes zoomorphes, fragmentaires et reliées entre elles par cette sorte de mer intérieure pullulent. Le noir et le blanc se nuancent de tant de tons de gris que c’en est presque coloré.
Son travail est sous le signe de la contamination, consistant en la répétition et accumulation de formes, jusqu’au recouvrement quasiment obsessionnel de l’espace. Sous le signe aussi de la prolifération de petits motifs faisant référence au vivant, qui parfois envahissent toute la surface de la toile.
Ce n’est pas sans rappeler le cycle de l‘Hourloupe de Dubuffet, avec ses dessins semi-automatiques, où les personnages et objets s’imbriquent en noir et blanc.
En disséminant des petits dessins sur la toile, l’artiste les fait subir des micro-variations à premier abord infinies. Les motifs clairement organiques, sont à la fois identiques et singuliers, quelle que soit l’échelle d’observation, que ce soit une vision d’ensemble ou motif par motif. À l’image des constituants du vivant, si petits soient-ils, chaque élément graphique est singulier et porte une empreinte qui ne pourra être reproduite à l’identique.
La démarche inclut un va-et-vient incessant entre le papier et la toile, entre dessin et aplats. Colonisant comme dit Ricardo, petit à petit, le support, qui s’enrichit au fur et à mesure du travail qui lui est apposé. De cette répétition prolifique vient l’impression de différences subtiles ce qui fait que la perception peut et doit être constamment renouvelée.
Comme dans la nature, les multiples détails des formes organiques se répètent et varient de proche en proche. Qu’on les balaye du regard d’un coup ou qu’on s’attarde dans les détails et les variations, la toile est un espace d’exploration. Le parcours entre les formes, les lignes, les ouvertures, les points et les ombres, fait circuler le regard de manière quasi ininterrompue.
Ricardo attire l’attention sur l’hyper densité formelle de son travail, une esthétique qui se rapproche presque de l’esthétique de l’horreur du vide, par le remplissage, le recouvrement et la saturation du support. Nous avons vu qu’il existe bien une concentration d’éléments analogues sur la surface de la toile, et une organisation où la logique des densités prime – la différence de densité en divers points de la toile fonctionnant comme une rythmique, permettant à la toile de respirer ou au contraire, la saturant parfois jusqu’au seuil de densité maximale ou delà duquel on ne pourrait plus percevoir l’ensemble. Arrivé à cet stade d’ailleurs l’artiste, extrait de l’œuvre une sorte de composant pour en faire une œuvre à part.
Ce rapport à la densité m’a amené à m’interroger sur la densité tout court, non plus sur le plan matériel de l’œuvre, ou de la démarche, mais sur le point de vue de l’appréciation que nous pouvons en avoir. La densité d’une œuvre serait son potentiel de sens qui excède l’objet produit. Qui l’excède et le contient à la fois. Cela fait donc référence à la matérialité de l’œuvre, à tout l’enjeu de la transformation de la matière (supports, matières, dimensions, matériaux, techniques, savoir-faire….) Mais aussi aux affects et émotions que l’œuvre peut provoquer et qui sont liés à des notions profondes de poétique, conjuration, mémoire, singularité, aux oppositions sacré/profane, mort/vie, infini/fini…. Et finalement aux concepts et références qui permettent d’apprécier l’ancrage de l’œuvre dans une culture, dans un temps et lieu par ses référents sociétaux, politiques, narratifs.
Le travail de Ricardo me semble dense, justement car il conjugue ces trois aspect : une maitrise technique qui permet un rendu très soigné, qui se fait oublier, tant la valeur affective prime, dans son appel immédiat à l’affect, mais aussi dans une proposition conceptuelle, une narrative sociétale qui interroge. Si vous me posez la question je dirais que c’est beau et non seulement car graphiquement et plastiquement bien fini, mais parce que ça émeut et interroge.
Johanna AUGUIAC
Critique d'art
Commissaire
Fondation Aimé Césaire
2018
Tout ce que je vois, je le vois avec mes viscères.
Tu défis le temps
La naissance ne commence pas là où on l’attend
Balayer l’histoire de songes incrédules
Cogne, cogne, cogne,
Yeux englués de néant
Toi, d’un geste souple, ancré, tu traces éperdument
Te laissant porter là où ta main t’entraîne
Surface de toile pudique
Happée par l’émanation de l’inconscient
De Rêves vacillants et imputrescibles
Déferle une flore de micro-organismes vivants
Envahissent la toile d’une danse frénétique carnavalesque
Formes ovoïdes qui colonisent inlassablement
Là où se cachent les conquérants
Cogne, cogne, cogne,
Battement d’un point rouge sanguinaire
Ici je suis
Quelque part dans cet immensité monde intracellulaire
Les yeux frémissent, tâtonnent, cherchent inexorablement
Jusqu’à s’enfuir au dos des origines ancestrales
Ni centre, ni haut, ni bas, ni perspective,
L’horizon enfumée de la volonté de la matière primitive
C’est un aplat infini, peuplé de formes obsessionnelles comme ce motif à grosse tête,
Si grosse qu’elle est corps tout entier, lâchant un œil rond et noir ;
Bouche béante comme une incision pour un appel d’air,
S’érigent les formes ovoïdes arrachées à la terre cosmique
Désastre éminent en constellation disruptive
Foisonnent des microbes protéiformes en exploration, explosion, éclosion
Vol, flottement, nage de compositions organiques…
Rampent-elles, tournent-elles …sur elles-mêmes
Parce que la naissance n’est pas là où on l’attend
Elle est bien avant
Bien plus lointaine
Bien plus primitive
Bien plus viscérale
Torrent en effervescence de luxuriantes présences/signes
Qui bouillonnent et se cognent
Et de ce choc tu vis
Cogne, cogne, cogne
Yeux englués de néant
Faites de la place pour les conquérants des naissances invisibles et à venir
Everything I see, I see with my guts.
You challenge time
Birth does not begin where you expect it
Sweep away the story of unbelieving dreams
Strike, strike, strike
Eyes full of nothingness
You, with a smooth gesture, anchored, trace aimlessly
Letting yourself be taken where your hand is bringing you
A canvas with great reserve
Caught up by the emanation of your unconscious
Of flickering and indestructible dreams
Multitudes of living microorganisms surge
And invade the canvas with a frenzied carnival dance
Ovoid forms that colonize tirelessly
Where the conquerors hide
Strike, strike, strike
Beat of a blood red dot
Here I am
Somewhere in this immense intracellular world
The eyes quiver, grope, search inexorably
Escaping through ancestral origins
Neither centered, nor high, nor low, nor in perspective
The horizon obscured by the will of primitive matter
There is an endless flatness, populated by obsessive forms like this large-headed figure
So big that it is a whole body, revealing a round black eye
Gaping mouth like an incision to let air in
Ovoid forms, uprooted from the cosmic earth, stand erect
Eminent disaster in disruptive constellation
Abundant proteiform microbes explore, explode, hatch
Flying, floating, swimming organic compositions
Are they crawling, spinning around?
Because birth is not where we expect it
It is far earlier
Far more distant
Much more primitive
Even more visceral
Flowing torrent of lush presences
That are bubbling and colliding
And through this shock you come alive
Strike, strike, strike
Eyes full of nothingness
Make room for the conquerors of invisible and future births
Jean Marie-Louise
Critique d'art,
commissaire.
2020
Ricardo Ozier-Lafontaine entend et voit l’imperceptible. C’est lui qu’il traduit et transforme. Il y puise l’interrogation qui est au principe secret de sa démarche et qui donne sens à ses recherches esthétiques et formelles.
Ricardo Ozier-Lafontaine, quand il est porté par les battements inaudibles de l’instant présent, s’abandonne à l’attrait de l’imprévisible, se laisse aller à l’invention de tracés tout en courbes sinueuses, se livre à des réalisations instinctives, spontanées, s’en remet à la grâce d’une « écriture » enchantée dictée par les pouvoirs du subconscient qui entraînent la main.
Voici une peinture graphique, dense et libre, puissante et magnifique, libérée de toute exigence représentative, remplie d’une poésie subtile, empreinte de merveilleux, dont le contraste net, la richesse formelle, l’intensité expressive, le tremblement vibratoire, contribuent à créer une ambiance irréelle, mystérieuse, étonnante et troublante.
Un travail très minutieux fondé sur une dualité chromatique. Tout part du noir et du blanc. Ils sont une base primordiale, la constituante fondamentale sur laquelle travaille Ricardo Ozier-Lafontaine.
Un blanc éblouissant, des entrelacs exubérants de lignes ondulantes, d’un noir extrême, errant à travers la surface du support. Noirs aussi : une constellation de formes indépendantes et obstinément répétitives, tracées alla prima, un foisonnement de motifs et de trames, un tissage né de multiples intersections et recoupements de lignes, un fourmillement de points, de hachures, de ronds, de stries, une combinaison luxuriante de signes soumise à un courant qui la gouverne et lui impose son ordre. Ils composent tous ensemble un labyrinthique, mais somptueux et harmonieux, emmêlement de rythmiques.
Ici le blanc et le noir comme deux contraires indissociables s’opposent et se complètent. La vivacité de leur confrontation et la vigueur de leur alliance génèrent une profusion prodigieusement dynamique qui emplit l’espace du subjectile, le sature, nie, absorbe, gomme, déborde ses limites. Leur affrontement constant et insistant suscite une sensation de mouvement qui défie l'œil. Le pouvoir fécondant de leur contradiction et de leur accord, joint à la beauté esthétique des signes qu’ils font naître, nourrissent des œuvres vivantes, aux équilibres habiles, peintes tantôt sur papier tantôt sur toile, souvent de grand format, déroulés au fur et à mesure de leur réalisation.
L’œuvre de Ricardo Ozier-Lafontaine se reconnaît à la superposition, au rapprochement, à la combinaison, à la multiplication, à l'interaction des formes qui s’y constituent, à la manière qu’il a de les mettre en jeu les unes par rapport aux autres.
Elle s’élabore et se structure à partir d’une démarche, d’un ensemble de procédés, d’une méthode opératoire qui incluent une dose de hasard, une part d'intuitivité fine et pénétrante et un lien de sensibilité.
Ce lien de sensibilité et d’intelligence noue ensemble un chemin esthétique, un geste artistique, une énergie, une volonté. Un chemin esthétique qui témoigne du parcours de l’artiste dans son inspiration. La portée d’un geste artistique qui fait naître à la fois le voulu et l’imprévu. Les traces de la direction et de la dépense d’une énergie puisée dans les contraintes posturales car cet art-là engage le corps. Une volonté créatrice à la fois moteur et ressource qui le conduit à expérimenter des propositions formelles pour traiter les problématiques qui revêtent, pour lui, une acuité particulière et qui irriguent ses pièces.
Ricardo Ozier-Lafontaine découvre ainsi des voies, des manières, des répertoires de formes pour approfondir et réactualiser une série ou pour en créer et introduire une autre où se construit une nouvelle couche de sens. Chaque série s'augmente d’une substance, s’empare d’un essentiel, pour aller au-delà de ce que la précédente a signifié, décrit ou exprimé.
Ses premières séries montrent la « force créante » des supports, des outils, des dispositifs, des procédures, des gestes, des attitudes qu’il sollicite et orchestre. Elles donnent à voir la pluralité des pistes ouvertes par un cheminement fondé sur la liberté d’imagination, la pénétration intellectuelle et le sens de l’élégance esthétique.
Elles révèlent surtout la manière dont il mobilise et questionne les imaginaires (l’africaine, l’européenne, l’amérindienne, …) qui l'habitent, aiguisent sa sensibilité, fertilisent sa réflexion, orientent sa perception du monde, informent sa subjectivité, l’aident à élaborer ses formes de pensée, renforcent ses ancrages, façonnent son rapport au réel, influencent sa façon d'être (caribéen).
Ricardo Ozier-Lafontaine place au cœur de ses méditations et de ses processus de recherche toutes les composantes de ces imaginaires-là : les images (leur mobilité, leur tumulte), les représentations (leur subjectivité), les symboles (leur ampleur, leur pouvoir d'évocation et de suggestion), les rêves (leur langage, la profondeur de leur empreinte), les mythes (leur dimension étiologique, leur transcendance, leur métamorphose), les cosmogonies (leurs valeurs fondatrice et métaphorique), le présent (son poids).
Il explore la richesse des possibles offerts par les imaginaires qui sont en lui. Ils éveillent ses facultés créatrices. Ils éclairent les logiques qui sont au cœur de sa démarche. Ils sont le principe et le point d’engendrement de sa création. Ils sont le terreau primordial, la matière dans laquelle elle s’enracine. Ils sont la matière qu’il condense en signes pour présenter l’invisible et l’inaudible sur la toile, les faire tenir dans une narration cohérente, les inscrire dans un récit où se raconte notre histoire et se dit qui nous sommes.
Dans les groupes de composition « Le vivant », « Les signes », « Les villes », « Le réel », s’évoquent la phase première, les évolutions, le développement successif, l’enchaînement des faits et causes qui ont abouti à l’être caribéen dans sa permanence, son essence et sa singularité ; qui ont mené aux caractéristiques spécifiques de sa réponse à toutes les questions au sujet du divin, de la transcendance et du sens de la vie, et qui ont débouché sur sa réalité présente.
L’art de Ricardo Ozier-Lafontaine s’est d’abord préoccupé d’un retour à quelque chose de primitif, d’une remontée à des origines essentielles, de la remémoration d’une genèse.
« Les intercesseurs » - silhouettes anthropomorphes immenses, délinéées, remplies de signes, figures en mouvement et en transformation dont l’aspect d’ensemble oscille entre déformation et reconfiguration, créatures surnaturalisées - sont venus, ensuite, confirmer qu’au cœur de son art il y a une spiritualité qui se vit sur le mode du religieux.
L'intercession est ceci : une pratique religieuse. C’est la prière pour les autres. L’intercesseur se place entre les personnes pour qui il prie et l’Etre suprême à qui il présente la prière. Il obtient pour ces personnes des choses réelles et précieuses. L’intercesseur comble un manque. Il établit un pont sur la brèche qui sépare l’homme des dieux. Il reçoit les besoins des hommes et les transmet aux dieux. Il reçoit les réponses des dieux et les communique aux hommes. Il prend sur lui un fardeau : il se charge d'un sujet et plaide sa cause devant les puissances supérieures.
L'intercession est aussi cela : « pratique sociale qui met en jeu des valeurs humaines de premier ordre ». L'intercesseur n'établit pas seulement la communication entre les hommes et les dieux : les hommes peuvent compter sur son soutien pour créer ou recréer des liens positifs au sein du groupement dans lequel ils vivent. L'intercesseur produit du lien social au sein d’une communauté terrestre. Il est un témoin, un médiateur clairvoyant et bienveillant.
Avec « Les intercesseurs » l’art de Ricardo Ozier-Lafontaine nous a introduit dans le domaine de la spiritualité véritable : celle qui consiste à faire surgir le pouvoir d’élévation que l’homme porte en lui. Il nous a ramené aux sources d’une religiosité authentique : celle qui unit et fait sens, qui s'emploie à « recueillir » à rassembler le divers pour le relier et l'ordonner au principe d’une transcendance unificatrice. Celle qui intègre l’homme au mystère du Monde et en fait un acteur de sa fécondité et de son organisation.
Puis l’œuvre a profondément innové dans sa composition et sa construction. Elle a acquis une finesse et une complexité toute neuve. Elle a trouvé une autre marque distinctive dans un mouvement où le matériel et le spirituel s’unissent et avancent du même pas : Ricardo Ozier-Lafontaine la fait maintenant reposer sur la prise de possession d’un espace. Elle marque un territoire physique, le définit, le circonscrit. Le territoire qu’elle isole, l’aire qu’elle occupe sont investies, mobilisées, sillonnées par les architectures abstraites de formes : la matière graphique se délie, s'étend, se déploie sur les faces d’une tenture qui descend, à la verticale, du plafond. Elle revêt avec abondance deux grandes toiles rectangulaires étendues au sol, disposées en croix. Elle orne les répliques d’œufs, couvre les reproductions de fruits, se répand sur l’assemblage énigmatique d’objets qui viennent s’agréger et participer à la construction et à l'inscription spatiale de l’ensemble. Elle recouvre un volume érigé au milieu du dispositif.
Cette démesure de motifs plus ou moins complexes, leur splendide déploiement, leur diversité un peu déroutante, font songer aux firmas de la santéria, du palo monte et de l'abakuá. Ce rapport, ce rapprochement, toutefois, n’est pas d’imitation. La ressemblance vient de ce que les firmas sont pareillement « écriture » proliférante, signes graphiques saturant l’espace. « À l’intérieur des sanctuaires, on les trouve sur tout type de surface : sol, murs, tables, portes et fenêtres. Les artefacts en sont eux aussi recouverts : le chaudron, les tambours et même les objets les plus anodins comme les noix de coco, les œufs ou les cigares dont les paleros se servent pour leurs rituels. […] Les corps des participants sont également marqués : ceux des initiés, des patients et même des animaux destinés aux sacrifices ».
Dans les religions afro-caribéennes, les firmas, nous dit-on, contribuent à l’action rituelle. Elles sont les éléments d’un langage ésotérique crypté qui sert à invoquer, à figurer ou présentifier des agents non humains convoqués par le rituel, à agir sur ces entités, à les faire agir, à les ancrer dans un sanctuaire. Elles permettent d’instaurer avec eux un rapport dialogique, de les connecter aux autres éléments du dispositif rituel : les participants et les artefacts.
L’installation de Ricardo Ozier-Lafontaine parle en secret de l’univers religieux, mythologique et mystique de la santería et du palo monte. Elle plonge ses racines dans leur art liturgique, leurs pratiques cultuelles, leurs dispositifs et processus rituels, les contextes d’usage et les aspects iconiques de leurs graphismes. Elle reconfigure leurs aspects esthétiques pour bâtir un univers visuel singulier, trouver ses propres traits distinctifs et se fonder un caractère original et exclusif. Elle est façonnée, symboliquement et matériellement, pour délimiter un endroit particulier, déterminer un domaine séparé, inviolable. Elle transforme un lieu ordinaire. Elle le sacralise, le détache du milieu environnant et le rend qualitativement différent. Elle le place sous l’autorité tutélaire d’une instance transcendante, d’une présence invisible qui lui confère une vitalité et une teneur spéciales. Le résultat : une construction dont le pouvoir de suggestion, éveille en nous des idées, suscite en nous des sentiments, avive notre esprit, nous pousse à réfléchir, à mettre en œuvre notre conscience.
Elle tient à la fois de l’œuvre artistique, de l’espace de culte, du lieu de pratique rituelle : c’est dans cette polysémie qu’apparaissent les conceptions qui la sous-tendent.
Ricardo Ozier-Lafontaine conçoit son installation comme participant à une recherche spirituelle et à une quête de l’authenticité humaine, de la vérité sur nous, de la vérité que nous sommes. Ses interrogations spirituelles, ne concernent pas seulement une profondeur d’être et un sentiment de plénitude. Le besoin de bien-être et de paix intérieurs s’accompagne d’un besoin d’assomption, de la nécessité d’une ascension de l'esprit et du désir de comprendre l’humain.
Cette recherche et cette quête empruntent une trajectoire qui mobilise la notion de sacré. Ricardo Ozier-Lafontaine a conceptualisé une double notion du sacré. Une première où le sacré est cela qui fait signe vers un au-delà des choses ordinaires et communes, vers un ailleurs, un monde à part, où se trouve la seule réalité : celle qui vaut absolument et ne peut être approchée sans précaution particulière. Une seconde où le sacré est cela qui « construit des médiations grâce auxquelles les hommes font communauté ».
Pour lui, entrer dans l’univers du sacré c’est entrer en relation avec un absolu, avec une altérité fondamentale.
Son installation parle du sacré au sens de la manifestation d’un absolu, d’une réalité essentielle, indépendante, achevée, dotée d’une immutabilité ; au sens d’une réalité qui dépasse la vie et, en même temps, pèse sur elle, la touche, la pénètre.
Pour que l’absolu donne des signes de sa présence et de son existence, il faut rattacher au sacré des objets, des lieux, des actes, des gestes, des mouvements et des moments déterminés.
Chez Ricardo Ozier-Lafontaine l’espace occupé, la manière dont il est occupé, la prolixité du graphisme, les objets, leur nature, leur nombre, leur agencement, la manière dont sont disposées les toiles composent une scène dans laquelle le sacré se matérialise et l’absolu peut se manifester.
Son installation parle aussi du sacré au sens d’une relation essentielle qui unit les hommes : d’une attache dont la solidité, la fermeté et l’efficience, sont perçues et ressenties quand les consciences, se rapprochent et communient dans une expérience partagée, profonde et marquante, où s’éprouve la cohésion du groupe, où s’opèrent la consolidation, la réaffirmation, l’affermissement d’une identité collective.
D'un côté, le sacré comme inséparable d’une réalité absolue, ontologique, transcendante ; d'un autre côté, l'immanence du sacré. Une communication avec l’invisible et une communication avec l’humain : Ricardo Ozier-Lafontaine inscrit le sacré dans une alliance du spirituel et du temporel. Il pose le sacré comme une construction syncrétique où l’absolu se marie à notre histoire en sa singularité, aux aspects particuliers du passé, à la suite de circonstances uniques, à la continuité fondatrice par quoi se définit le caribéen.
Les religions afro-caribéennes témoignent de l’aspiration des hommes à l’Absolu, de leur confiance en des présences invisibles et tutélaires.
Leurs cultes, manifestations, chants, prières, sacrifices, offrandes, … s’adressent à des divinités : Divinité de la terre, Dieu du feu, Déesse des fleuves et de l’eau douce, Maître des plantes et de la forêt, Maîtresse des tempêtes, des éclairs et du vent, Dieu de la guerre, Maître du fer, Dieu des idées, Maîtresse des océans, Divinité de la sensualité et de l’amour … ; un panthéon de créatures solennelles, intermédiaires entre un Etre souverain inaccessible, et les hommes. C’est en elles que se concentre le sacré ; la sacralité n’atteint et n’impressionne les êtres humains qu’à condition qu’ils entrent en contact, selon des modalités pratiques codifiées, avec ces dieux. L’accès à la réalité essentielle est leur privilège. Il faut entrer en relation avec eux, être le médium à travers lequel ils se signalent pour être touché par la force supérieure dont ils sont le substitut, pour en recevoir les bienfaits salutaires.
Dans ces religions, l’idée la plus importante, celle qui domine et gouverne est celle de médiation. Cette médiation, l’installation de Ricardo Ozier-Lafontaine vient la reprendre et l’accomplir.
Elle se fait interface entre la réalité objective et la sphère d’un « tout autre », principe sans principe, isolé du monde, hors des choses, hors d’atteinte, caché dans un invisible, un non-tangible. Elle se propose comme le lieu et le moyen de l’expérience médiate d’une transcendance, et d’une expérience collective où s’opère le rassemblement, et la réconciliation d'une communauté humaine.
Elle ne rompt pas avec la religiosité du sacré. Mais elle envisage aussi la possibilité de l’extension du sacré au-delà de la sphère religieuse. Elle active sa dynamique à sortir de la religion, à circuler et à se répandre, à agir, à affirmer ses vertus opératives dans l’univers social profane.
À travers elle, le sacré prend une apparence sensible. Elle se fait visible mais elle se révèle aussi dans une sensation d’énergie ou de force, dans le sentiment d’un état de recueillement, elle se donne comme une émotion intimement et intensément ressentie.
L’installation de ROL brise les frontières entre l’artistique, le spirituel et le sacré. Elle les met en contact et en interaction, les accorde et les joint, par la création de passerelles esthétiques et de formes symboliques dont le dialogue rend plus fluide le passage de l’un à l’autre.
Elle s’accore aux convictions culturelles et religieuses qui sous-tendent la vision du monde,
l'être au monde particuliers du caribéen, son insertion dans son environnement concret, social
et naturel, et son expérience d’une « réalité d’une autre nature » que la réalité ordinaire.
Cette œuvre, centré sur l’espace et la matérialité, est le produit de préoccupations métaphysiques et inquiètes de Ricardo Ozier-Lafontaine, et des états d’esprits, des états internes provoqués par les sollicitudes de la société qui le tracassent ou le tourmentent, l’émeuvent ou le remuent, mais le stimulent et l’incitent à créer. Elle témoigne de la conscience sociale, culturelle, politique qu’il a de son temps.
Il faut cette conscience-là pour vouloir travailler à la restauration du spirituel et penser la nécessité, la justesse et la consistance du sacré, alors même que nous sommes dans un monde « désenchanté », sécularisé « désacralisé, plongé dans la « misère symbolique » d’un espace avant tout marchand qui instrumentalise l’être sensible en consommateur ou impose science et technologie comme modes dominants d’être au monde : « Notre modernité s’est constituée comme modernité en émigrant hors du cosmos sacré ».
L’œuvre de Ricardo Ozier-Lafontaine est une réponse aux options du monde actuel. Elle participe à l’expression d’une protestation. Elle articule la démarche artistique à un point de vue idéologique et éthique. Idéologique, pour s’élever contre le matérialisme, la superficialité et la futilité de ce monde ; pour ouvrir la voie d’une résistance au discours dominant univoque ; pour dessiner un retour aux promesses véritables de la spiritualité dénaturées par la déification des jouissances matérielles. Ethique, pour faire venir le sacré comme instrument décisif dans la détermination et la découverte des valeurs ; pour convoquer le sacré en tant que source d’une dynamique axiologique qui fait une large place « à la transcendance, au dépassement, à l’engagement, à l’expérience de l’altérité », à l'élaboration d'un destin commun.
Sébastien Perrot-Minnot
Archéologue
2017
Les Zigidaws de Ricardo Ozier-Lafontaine, ou les promesses d’une Amérique rêvée
L’Art, conçu avec passion, et apprécié comme il se doit, ne se laisse pas simplement voir. Il nous saisit et nous entraîne dans des aventures intérieures aux développements imprévisibles. Avec la série des Zigidaws de l’artiste martiniquais Ricardo Ozier-Lafontaine, l’expérience du visiteur commence par la surprise et l’admiration : ces curieux personnages anthropomorphes ou zoomorphes, en noir, gris et blanc, et parfois marqués d’un intrigant point rouge, montrent des compositions, des détails et des variations extraordinaires ; ils se détachent dans un espace clair ou au contraire, d’un noir de jais. Sans tarder, le charme opère. Les figures nous abordent, de leur regard profond. Elles s’animent, pour nous transporter dans un monde merveilleux, mais aussi familier…
A leur façon, les Zigidaws illustrent la relation entre l’art, le mythe et la magie, mise en lumière par Claude Lévi-Strauss. Engendrés la Caraïbe millénaire, ils évoluent une Amérique rêvée, où règnent les esprits et les mystères. Leur attitude, leurs attributs, leur individualité et leur complexité en font, naturellement, des êtres de pouvoir, dont l’importance est aussi soulignée par le fond des œuvres. Par ailleurs, ils sont caractérisés par la profusion de l’iconographie qui constitue leur corps et parfois leur environnement, donnant une impression d’horreur du vide ; cette abondance chargée de vie semble lier nos génies à la conception d’une nature prolifique.
Et puis il y a le point rouge qui « frappe » certains Zigidaws au cœur. Comment l’interpréter ? Gardons-nous d’une réponse trop simple, et rappelons-nous que dans l’Amérique précolombienne, la couleur rouge était associée à un symbolisme puissant, mêlant le sang, le pouvoir et le sacré.
Les Zigidaws rappellent de nombreuses images rituelles précolombiennes, présentes dans l’art rupestre (si riche dans la Caraïbe), la sculpture (comme dans le cas des idoles taïnos), la fresque, la céramique et bien d’autres formes d’art. Un aspect particulier, l’imbrication des figures, fait irrésistiblement penser à l’art des peuples autochtones de la côte nord-ouest de l’Amérique. Leurs masques ont fasciné Lévi-Strauss, pour qui ils exprimaient « l’omniprésence du surnaturel et le pullulement des mythes ».
Les êtres protecteurs révélés par l’œuvre de Ricardo Ozier-Lafontaine se nourrissent de leurs origines caribéennes et de traditions ancestrales diverses, tout en vivant au rythme d’une créativité dynamique et de métamorphoses. Fondamentalement libres, ils ne limitent pas leur action à une époque, une culture ou une région particulière. Ils s’adressent à tous les hommes qui veulent bien leur prêter attention, pour tenter de leur donner conscience de la « grandeur qu’ils ignorent en eux », comme dirait André Malraux.
Artension N°158
Mickaël FAUJOUR
Octobre 2019
A.i.c.a Caraïbe du Sud
Association internationale des critiques d'art
Exposition RESET ( Fondation Clément )
Matilde Dos Santos
Pauline BONNET
Mars 2021
Loran Kristian U.
Peau de Terre
Mars 2020
Loran Kristian U.
Les mots de silence
Mars 2020
Patrick Mathelié-Guinlet
Poète
Janvier 2020
Louis-Félix Ozier-lafontaine
Anthropologue
Décembre 2019
Fondation Clément
Exposition RESET- Catalogue exposition
Mai 2018
A.i.c.a Caraïbe du Sud
Association internationale des critiques d'art
Exposition RESET ( Fondation Clément )
Matilde Dos Santos
Historienne de l'art - Linguiste
2018
Repeating Islands
Exposition RESET
31 Mai 2018
Pluton Magazine
Exposition RESET - Fondation Clément
Juin 2018
Les mondes francophones
Exposition RESET - Fondation Clément
Juin 2018
Aica Caraïbe du Sud
Association internationale des critiques d'art
Matilde Dos Santos
Historienne de l'art - Linguiste
2016
"Les Zigidaws de Ricardo Ozier-Lafontaine, ou les promesses d’une Amérique rêvée"
Archéologue,
Consul du Guatémala ( Martinique )
2016
Enseignante poète - Martinique
2016